Quarante
Ce souvenir resterait-il le meilleur de sa vie ? Les mariages ont toujours quelque chose de magique pour les gens. Celui-ci, en plus du fait qu’il était le sien, prenait pour elle une dimension toute particulière : il se passait dans l’Ancien Monde et à la mode d’autrefois. Vu la froideur et la solitude du monde d’où elle venait, il avait d’autant plus de saveur !
La veille, elle était allée prier seule à l’église. Michael avait été surpris. Priait-elle vraiment ?
— Je ne sais pas, répondit-elle.
Elle avait juste envie de s’asseoir dans l’église sombre, décorée de rubans et de nœuds blancs en prévision du mariage, avec son tapis rouge tout le long de l’allée centrale, pour parler à Ellie, lui expliquer pourquoi elle avait rompu sa promesse, pourquoi elle faisait cela et l’assurer que tout irait pour le mieux.
Elle expliqua et expliqua. Même pour l’émeraude.
— Sois auprès de moi, Ellie. Accorde-moi ton pardon. J’en ai tant besoin.
Puis elle avait parlé à sa mère. Très simplement et sans paroles. Elle se sentait proche d’elle et avait essayé d’effacer Carlotta de ses souvenirs.
Finalement, elle avait terminé ses prières d’une bien étrange façon. Elle avait allumé des cierges pour ses deux mères, un pour Antha et un pour Stella. Quel rituel apaisant qu’allumer ces petites mèches et regarder les flammes danser devant la statue de la Vierge. Cette pratique catholique lui parut pleine de sens. On aurait presque pu croire que les petites flammes gracieuses étaient des prières vivantes.
Puis elle était partie à la recherche de Michael qui passait des moments formidables dans la sacristie à se rappeler tous ses souvenirs d’enfance avec le vieux prêtre.
Il était 9 heures, la cérémonie commençait enfin.
Raide et calme dans ses atours blancs, elle attendait en rêvant. L’émeraude reposait sur la dentelle couvrant sa poitrine, son vert scintillant se reflétant sur son visage. Même ses cheveux cendrés et ses yeux gris lui avaient paru pâles dans le miroir. La pierre lui avait curieusement rappelé les statues de Jésus et Marie avec leurs cœurs rouges, comme celle qu’elle avait cassée de colère dans la chambre de sa mère.
Mais elle chassa sans mal toutes ces sombres pensées. L’immense nef de Sainte Marie de l’Assomption était pleine à craquer. Les Mayfair de New York, de Los Angeles, d’Atlanta et de Dallas étaient là. Il y avait plus de deux mille personnes. Au son de l’orgue, les demoiselles d’honneur se mirent en marche. Les garçons d’honneur, tous des Mayfair, bien entendu, prirent l’un après l’autre le bras d’une demoiselle d’honneur. Le grand moment était arrivé.
Elle avait l’impression de ne plus savoir mettre un pied devant l’autre mais elle s’en sortit à merveille. Elle ajusta rapidement son long voile blanc et sourit à Mona qui, comme à son habitude, portait un ruban dans ses cheveux roux. Elle prit le bras d’Aaron et ils emboîtèrent le pas à la petite fille en suivant le rythme de la musique. Les yeux de Rowan balayaient les centaines de visages à sa droite et à sa gauche.
Lorsqu’elle aperçut enfin Michael, si adorable dans son habit gris, les larmes lui montèrent aux yeux. Comme il était beau, son amant, son archange ! Il la regardait venir, les mains serrées devant lui sans ses horribles gants – et la tête légèrement inclinée, comme pour protéger son âme de la lumière vive.
Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, il fit un pas de côté pour se placer près d’elle. Elle se tourna vers Aaron, qui souleva son voile et le rabattit doucement vers l’arrière. Un frisson la parcourut. Ce geste était un véritable symbole. Ce n’était pas le voile de sa virginité ou de sa modestie qui venait d’être levé, c’était celui de sa solitude. Aaron prit sa main et la mit dans celle de Michael.
— Soyez toujours bon avec elle, Michael, chuchota-t-il.
Rowan ferma les yeux en souhaitant que cette sensation pure dure toujours. Puis elle leva lentement les yeux vers l’autel resplendissant avec toutes ses rangées de saints en bois.
Lorsque le prêtre commença à prononcer les paroles traditionnelles, les yeux de Michael s’embuèrent de larmes. Elle le sentait trembler et s’agripper à sa main.
Elle avait peur d’être incapable de dire un mot. Elle s’était sentie un peu malade ce matin l’inquiétude peut-être – et elle avait un peu le vertige.
En cet instant de quiétude parfaite, elle eut l’impression que la cérémonie les enveloppait d’une force protectrice invisible. Ses amies et elle avaient tant ri autrefois de ce genre de cérémonies désuètes ! Et maintenant que c’était son tour, elle la savourait et ouvrait tout grand son cœur pour recevoir toute la grâce possible.
Enfin, elle entendit prononcer les termes du testament Mayfair, sans lesquels la cérémonie ne pouvait être célébrée :
— … maintenant et pour toujours, en public comme en privé, devant votre famille et vos amis, sans exception, et en toutes qualités, vous ne serez connue que sous le nom de Rowan Mayfair, fille de Deirdre Mayfair, petite-fille d’Antha Mayfair, tandis que votre mari devant la loi sera appelé par son propre nom…
— Oui.
— Néanmoins, d’un cœur pur, voulez-vous prendre cet homme, Michael James Timothy Curry…
— Oui.
C’était fait. Les derniers mots résonnèrent sous la haute voûte cintrée. Michael se tourna et la prit dans ses bras. Il l’avait fait des centaines de fois dans l’obscurité de leur chambre d’hôtel mais, aujourd’hui, c’était pour un baiser public et cérémonieux. Elle se laissa faire, soumise, les yeux baissés, et l’assemblée entière observa un profond silence. Elle-entendit Michael chuchoter :
— Je t’aime, Rowan Mayfair.
Elle répondit :
— Je t’aime, Michael Curry, mon archange.
Se pressant contre lui, elle l’embrassa encore une fois.
Les premières notes de la marche nuptiale s’élevèrent, triomphantes. Un grand bruissement parcourut l’église. Rowan se retourna vers la gigantesque assemblée, face au soleil se déversant à travers les vitraux. Prenant le bras de Michael, elle se mit à descendre l’allée centrale.
De chaque côté, elle ne voyait que sourires et signes de tête. On aurait dit que l’église tout entière était touchée par le bonheur simple qui la submergeait.
Ce n’est qu’au moment de monter dans la limousine, quand les Mayfair les arrosèrent de poignées de riz, dans un concert de rires, qu’elle pensa aux obsèques qui avaient eu lieu dans cette église et à leur cortège de voitures noires.
Elle s’assit confortablement, posa la tête sur l’épaule de Michael, souriante, les yeux clos, passant en revue les temps forts de sa vie : la remise des diplômes à Berkeley, son premier jour d’internat, la première fois qu’elle était entrée dans une salle d’opération et la première fois qu’elle avait entendu, à la fin d’une intervention : « Bravo, docteur Mayfair, vous pouvez refermer. »
— Oui, le plus beau jour de ma vie, murmura-t-elle. Et il ne fait que commencer.
Des centaines d’invités s’égaillaient sur la pelouse, sous les immenses tentes blanches dressées dans tout le jardin. Les buffets, recouverts de nappes blanches, croulaient sous des monceaux de plats typiques du Sud : écrevisses à l’étouffée, crevettes à la créole, jambalaya, huîtres chaudes, poissons grillés et un délicieux mélange de haricots rouges et de riz, en légume d’accompagnement. Des serveurs en livrée versaient le Champagne dans des flûtes et des barmen confectionnaient à la demande toutes sortes de cocktails aux bars installés dans le salon, la salle à manger et près de la piscine.
L’orchestre de Dixieland jouait furieusement et gaiement sous un dais blanc devant la grille et, de temps à autre, la musique couvrait le bruit des conversations animées.
Pendant des heures, adossés au long miroir de l’extrémité du salon, Rowan et Michael reçurent un à un les invités, serrant les mains, remerciant et écoutant patiemment les explications généalogiques des uns et des autres.
Les anciens compagnons d’études de Michael étaient venus en nombre, grâce aux efforts diligents de Rita Mae Lonigan, et formaient dans un coin un joyeux groupe bruyant se racontant, entre autres, des souvenirs de football. Rita avait même retrouvé un couple de cousins perdus de vue, une vieille femme très gentille s’appelant Amanda Curry dont Michael se souvenait avec tendresse et un certain Franklin Curry qui était allé à l’école avec son père.
Si quelqu’un appréciait encore plus la fête que Rowan, c’était bien Michael. Béatrice venait l’embrasser avec exubérance au moins deux fois toutes les demi-heures, lui arrachant quelques larmes embarrassées, et il fut touché par la grande gentillesse avec laquelle Lily et Gifford prirent tante Vivian sous leur aile.
Enfin, le cérémonial des félicitations et des remerciements prit fin. Rowan se retrouva libre d’aller de groupe en groupe et de se rendre compte du succès de la fête, d’approuver les exploits des traiteurs et de l’orchestre et de les remercier.
Grâce à une douce brise, la chaleur était tout à fait supportable. Quelques invités se retirèrent tôt, la piscine était remplie des cris joyeux de bambins à moitié nus et de quelques adultes déjà ivres qui avaient sauté dans l’eau tout habillés.
Les caisses de Champagne se succédaient. Le noyau dur des Mayfair, soit une centaine de personnes que Rowan connaissait déjà personnellement, s’était éparpillé un peu partout, comme en terrain conquis, les uns sur les marches de l’escalier, les autres visitant les chambres pour admirer les transformations ou s’extasiant devant les piles de cadeaux plus onéreux les uns que les autres.
Tout le monde s’émerveillait de la restauration de la maison : la couleur pêche des murs du salon, les rideaux en soie beige, le vert sombre de la bibliothèque égayé par les lambris blancs laqués plaisaient à tous. Les invités s’arrêtaient devant les vieux portraits nettoyés, dont les cadres avaient été refaits et qui étaient accrochés sur les murs de l’entrée et des pièces du bas.
Peter et Randall s’étaient installés dans la bibliothèque et fumaient la pipe en commentant les divers portraits, estimant leur date approximative et leur auteur. Combien pourrait bien coûter sur le marché ce « soi-disant » Rembrandt ?
A la première goutte de pluie, l’orchestre rentra s’installer à une extrémité du salon, les tapis chinois furent roulés et de jeunes couples, enlevant leurs chaussures pour se mettre à l’aise, se mirent à danser.
Entourée de toutes parts de visages rayonnants, Rowan avait perdu la trace de Michael. A un certain moment, elle passa dans les toilettes attenantes à la bibliothèque, en faisant un signe de la main à Peter qui était maintenant seul et semblait assoupi.
Elle y resta un moment debout, la porte verrouillée, le cœur battant, se regardant à peine dans la glace.
Elle avait l’air complètement épuisée, fanée, et ressemblait à peu de chose près à son bouquet de mariée qu’elle devait jeter un peu plus tard à la foule du haut de l’escalier. Son rouge à lèvres s’était effacé, ses joues étaient pâles mais ses yeux brillaient comme l’émeraude. Elle la toucha pour la remettre en place sur son décolleté de dentelle. Elle ferma les yeux et pensa au tableau de Deborah. Oui, elle avait bien fait de la porter. Elle avait bien fait de tout faire comme ils l’avaient souhaité. Elle se regarda à nouveau dans la glace, se cramponnant à l’instant présent afin de le garder en mémoire pour toujours, comme une précieuse photo glissée entre les pages d’un agenda.
Retournant dans le salon, et dans le vacarme de l’orchestre et des danseurs, elle se mit à la recherche de Michael. Soudain, elle l’aperçut, seul, adossé contre la cheminée et fixant des yeux un point à l’autre extrémité de la pièce bondée. Elle connaissait cette expression sur son visage, ces joues roses et cette agitation.
Il ne s’aperçut pas qu’elle s’était approchée de lui. Il ne l’entendit pas prononcer son prénom. Elle suivit la direction de son regard mais ne vit que des couples de danseurs et la pluie ruisselant sur les carreaux.
— Michael, que se passe-t-il ?
Il ne bougea pas. Elle souleva sa main droite et fit doucement tourner la tête de Michael vers elle en répétant son prénom. Il détourna les yeux pour regarder à nouveau dans la même direction. Plus rien. C’était fini.
Le front de Michael et sa lèvre supérieure étaient perlés de sueur. Elle s’approcha de lui et posa sa tête sur son épaule.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-elle.
— Rien… murmura-t-il, essoufflé. J’ai cru avoir vu… Ça ne fait rien. C’est parti.
— Qu’est-ce que c’était, Michael ?
— Rien. (Il la prit par les épaules et l’embrassa un peu rudement.) Rien ne pourra gâcher cette journée, Rowan.
— Reste avec moi, dit-elle. Ne me quitte plus.
Elle l’entraîna hors du salon. Ils traversèrent la bibliothèque et entrèrent dans les toilettes. Là, ils seraient seuls. Elle avait passé ses bras autour de la taille de son mari et sentait son cœur battre très vite. Enfin, le bruit et la musique ne furent plus qu’un son étouffé.
— Ça va bien, chérie, dit-il enfin, respirant mieux. Je t’assure. Les choses que je vois n’ont aucune signification. Ne t’inquiète pas. S’il te plaît. Je vois des images et je capte des impressions à propos d’événements qui se sont passés il y a longtemps, c’est tout. Allez ! Regarde-moi. Embrasse-moi. Je t’aime.
La soirée approchant, la fête battait toujours son plein. Les mariés découpèrent leur gâteau dans un crépitement de flashes et de rires légèrement avinés. Des plateaux de friandises et de pleins pots de café passèrent dans la foule. Les Mayfair s’étaient formés en petits groupes et discutaient bruyamment un peu partout. La pluie redoublait. Le tonnerre se faisait entendre de temps à autre. Les bars étaient toujours ouverts, la plupart des invités continuant de boire à l’excès.
Finalement, le jeune couple ne partant pour la Floride que le lendemain, il fut décidé que Rowan devait lancer « maintenant » son bouquet du haut de l’escalier, ce qui devait être le clou de la soirée. Elle gravit les marches, s’arrêta à mi-hauteur, regarda à ses pieds la marée de visages attentifs tournés vers elle puis, fermant les yeux, lança son bouquet en l’air. Les invités poussèrent des cris et jouèrent un peu des coudes pour attraper ce trophée. Finalement, la ravissante Clancy Mayfair brandit le bouquet au-dessus de sa tête, sous un tonnerre d’acclamations. Pierce l’entoura fièrement de ses bras comme pour déclarer au monde entier qu’il était ravi de la chance de son épouse.
Ainsi, ce sont Pierce et Clancy qui l’ont eu, se dit Rowan en redescendant. Au loin, près de la cheminée, Peter souriait tandis que Randall et Fielding discutaient avec passion.
L’orchestre du soir venait d’arriver. Il attaqua une valse et tout le monde s’anima en entendant cette bonne vieille musique sans âge. Quelqu’un baissa l’éclairage. Des couples plus âgés se levèrent pour danser et Michael entraîna Rowan vers le milieu du salon. Ce fut un autre moment parfait, aussi riche et tendre que la musique qui les portait. Bientôt, toute la pièce fut remplie de danseurs.
Si Michael avait encore eu une de ces affreuses visions, il n’y paraissait pas. Ses yeux étaient amoureusement rivés sur sa femme.
A 9 heures du soir, arrivés probablement à un moment d’émotion dans telle ou telle conversation avec un cousin perdu de vue depuis longtemps, plusieurs invités étaient en train de pleurer ; à moins que ce ne soient l’alcool et la danse qui les aient fait pleurer de fatigue. Pour Béatrice, en tout cas, noyant ses larmes dans le giron d’Aaron, cela semblait être une attitude naturelle. De même pour Gifford, qui venait, pendant des heures, d’expliquer à une tante Viv très patiente des choses qui semblaient de la première importance.
A 10 heures, il restait encore environ deux cents personnes. Rowan avait ôté ses hauts souliers de satin blanc et s’était assise sur une bergère près de la cheminée. Ses longues manches relevées, fumant une cigarette, les jambes repliées sous elle, elle écoutait Pierce lui raconter son dernier voyage en Europe. Elle ne se rappelait même plus quand et où elle avait enlevé son voile et avait plus mal aux pieds qu’après huit heures d’opération. Elle avait faim mais il ne restait plus que des desserts. Et la cigarette lui donnait la nausée. Elle l’écrasa.
Michael et le vieux prêtre de la paroisse étaient en conversation animée devant l’autre cheminée du salon. L’orchestre avait laissé Strauss pour des slows romantiques. Çà et là, des voix chantaient Blue Moon ou La Valse du Tennessee en même temps que l’orchestre. Il ne restait plus une miette du gâteau de mariage.
A 11 heures, Aaron embrassa Rowan et la prévint qu’il ramenait tante Vivian chez elle et qu’il serait à l’hôtel si l’on avait besoin de lui. Il lui souhaita un bon voyage pour Destin.
Michael accompagna Aaron et sa tante jusqu’à la porte d’entrée. Ses amis partirent pour finir la soirée au bar Parasol, dans Irish Channel, après avoir fait promettre à Michael qu’ils dîneraient tous ensemble dans quelques semaines. L’escalier était toujours barré par un groupe de gens en grande conversation.
Enfin, Ryan se leva, réclama le silence et déclara que la réception était terminée ! Tout le monde devait récupérer ses affaires et laisser les jeunes mariés seuls. Attrapant une coupe de Champagne, il se tourna vers Rowan.
— Aux jeunes mariés ! annonça-t-il. A leur première nuit dans cette maison !
Il fut accueilli par des applaudissements. Chacun prit un dernier verre et tout le monde trinqua. « Dieu bénisse cette maison ! » s’exclama le prêtre juste avant de sortir. Une douzaine de voix répétèrent sa prière.
— A Darcy Monahan et Katherine, cria quelqu’un.
— A Julien, Mary Beth, Stella…
Les adieux, comme toujours dans cette famille, prirent plus d’une demi-heure en embrassades et promesses de se revoir.
Enfin, tout fut terminé. Ryan fut le dernier à partir, après avoir payé les traiteurs et vérifié que tout s’était bien passé.
— Bonne nuit, mes chers, dit-il.
La porte d’entrée se referma.
Rowan et Michael se regardèrent un long moment puis éclatèrent de rire. Michael attrapa sa femme par la taille puis la fit tourner autour de lui avant de la reposer doucement sur le sol. Elle se blottit contre lui, la tête contre sa poitrine.
— Nous l’avons fait, Rowan ! Ça s’est passé exactement selon leurs souhaits. Nous y sommes arrivés ! C’est fait.
Rowan ne cessait de rire, à la fois délicieusement fatiguée et excitée. L’horloge frappa douze coups.
— Écoute ! murmura-t-elle. Il est minuit.
Il la prit par la main, éteignit la lumière et ils montèrent en courant l’escalier sombre.
Une seule pièce était éclairée, leur chambre. Ils s’arrêtèrent sur le seuil.
— Rowan ! Regarde ce qu’elles ont fait ! dit Michael.
La chambre avait été préparée de façon exquise par Béatrice et Lily. Un énorme bouquet de roses odorantes avait été placé sur le manteau de la cheminée, entre deux chandeliers d’argent.
Sur la coiffeuse, une bouteille de Champagne dans un seau plein de glace et deux coupes attendaient sur un plateau d’argent.
Le lit avait été préparé : le couvre-lit en dentelle était replié, les rideaux blancs du lit étaient tirés et attachés aux montants de la tête de lit.
Un ravissant déshabillé de soie blanche était plié sur un côté du lit et un pyjama en coton blanc de l’autre côté. Une rose liée à un ruban était posée sur les oreillers et une bougie se trouvait sur la table de chevet du côté droit du lit.
— Quelle délicate attention de leur part ! dit Rowan.
— C’est notre nuit de noces, Rowan. L’horloge vient de s’arrêter de sonner. C’est l’heure fatale, chérie.
Ils se regardèrent et se mirent à rire sans pouvoir s’arrêter. Ils étaient trop fatigués pour faire autre chose que se glisser sous les draps.
— Nous pourrions au moins boire un peu de Champagne avant de nous écrouler, dit Rowan.
Michael acquiesça et retira son habit gris.
— Il faut vraiment que je t’aime pour avoir accepté de porter un vêtement pareil, dit Michael.
— Allez ! Tout le monde fait ça ici ! Tiens, aide-moi, s’il te plaît, ajouta-t-elle en se retournant.
Michael défit la fermeture à glissière de sa robe, qui tomba à ses pieds. Elle détacha l’émeraude de son cou et la posa sur le manteau de la cheminée.
Enfin, tout fut rangé et ils s’installèrent confortablement dans le lit pour déguster une coupe de Champagne frappé. Michael était nu. Rowan, sachant qu’il adorait la caresser à travers la soie, avait gardé son déshabille sur elle. Malgré leur fatigue, ils se laissèrent gagner par le moelleux de leur nouvelle couche et, la lumière tamisée, ils s’abandonnèrent à leur passion.
Ils firent l’amour rapidement et violemment, comme elle l’aimait, dans le lit géant en acajou, qui semblait sculpté dans de la pierre.
Rowan s’allongea contre Michael, pantelante et satisfaite, et écouta les battements de son cœur. Finalement, elle s’assit, lissa un peu sa chemise de nuit pour la défroisser et but une longue gorgée de Champagne.
Michael s’assit derrière elle, un genou replié, alluma une cigarette et appuya sa tête en arrière, contre la tête de lit.
— Rowan, tout s’est merveilleusement passé. C’était une journée parfaite.
A part que tu as vu quelque chose qui t’a effrayé, songea-t-elle. La journée avait effectivement été parfaite, à part cet incident étrange.
Elle but encore un peu, savourant sa fatigue et le goût du Champagne, et s’aperçut qu’elle était trop crispée pour s’endormir.
Elle eut soudain un léger vertige et la même petite nausée que le matin. Elle fit un geste pour écarter la fumée de cigarette de Michael.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
— Rien. Les nerfs, je suppose. Quand j’ai remonté l’allée de l’église, j’ai eu l’impression de prendre un scalpel pour la première fois.
— Je vois ce que tu veux dire. Je vais éteindre ma cigarette.
— Non, le tabac ne me dérange pas. Je fume aussi de temps en temps.
Mais c’était bien la fumée, pourtant. Comme un peu plus tôt dans la soirée. Elle se leva et entra pieds nus dans la salle de bains.
Pas d’Alka-Seltzer, le seul médicament qui faisait du bien dans des moments semblables. Elle avait dû le mettre dans l’office avec l’aspirine, le sparadrap et les quelques médicaments qu’elle avait apportés. Elle revint mettre ses pantoufles et son peignoir.
— Où vas-tu ? demanda Michael.
— En bas. Je vais chercher de l’Alka-Seltzer. Je ne sais pas ce que j’ai. Je reviens tout de suite.
— Attends ! Je descends avec toi.
— Mais non ! Reste là. Tu n’es pas habillé. Je reviens dans deux secondes. Je vais peut-être prendre l’ascenseur.
La maison n’était pas complètement obscure. Une pâle lueur venant du jardin illuminait le parquet ciré de l’entrée, la salle à manger et même l’office. Elle n’eut pas de mal à descendre sans allumer la lumière.
Elle trouva l’Alka-Seltzer dans l’office et prit un des verres en cristal qu’elle avait achetés avec Lily et Béa. Elle remplit le verre d’eau au petit évier situé au milieu de la cuisine et but en fermant les yeux.
Ça allait mieux. C’était peut-être psychologique mais elle se sentait mieux.
— Bien. Je suis content que tu te sentes mieux.
— Merci, dit-elle en pensant que cette voix était magnifique et douce, avec une légère touche d’accent écossais. Une ravissante voix mélodieuse.
Elle ouvrit soudain les yeux et, médusée, recula contre la porte du réfrigérateur.
Il était là. De l’autre côté du comptoir. A deux mètres à peine. L’expression de son visage était plus froide que sa voix et tout à fait humaine. Il avait l’air un peu contrit mais pas implorant comme la première nuit à Tiburon.
Cet homme ne pouvait être que réel : debout dans la cuisine, la regardant fixement, grand, les cheveux bruns, de grands yeux sombres et une bouche terriblement sensuelle.
La lumière passant à travers les portes-fenêtres révélait qu’il portait une chemise et un gilet en cuir vert. C’étaient de très vieux vêtements cousus à la main.
— Eh bien ? Où est ta volonté de me détruire, ma belle ? murmura-t-il. Où est ton pouvoir de me repousser en enfer ?
Rowan était incapable de contrôler les tremblements qui agitaient son corps. Le verre glissa de ses mains mouillées et s’écrasa impitoyablement sur le sol. Elle poussa un profond soupir tout en maintenant son regard sur lui. Ce qui lui restait de raison évalua sa taille à plus d’un mètre quatre-vingts. Il avait des bras très musclés, des mains puissantes et ses cheveux étaient comme légèrement décoiffés par un coup de vent. Il n’avait rien à voir avec cet homme androgyne qu’elle avait aperçu sur la terrasse de Tiburon.
— Quel aspect aimerais-tu que je prenne, Rowan ? Encore plus beau ? Michael n’est pas parfait. Il est humain mais pas parfait.
Pendant un instant, elle eut si peur qu’elle ressentit en elle un fort pincement, comme si elle allait mourir. Elle s’approcha de lui, défiante et folle de rage, les jambes flageolantes, passa derrière le comptoir et toucha sa joue.
Un peu rêche, comme celle de Michael. Et les lèvres soyeuses. Mon Dieu ! Elle trébucha en reculant et se retrouva paralysée, incapable de bouger ou de parler.
— Tu as peur de moi, Rowan ? dit-il en remuant à peine les lèvres. Pourquoi ? Tu m’as ordonné de laisser ton ami Aaron tranquille et je l’ai fait, n’est-ce pas ?
— Que veux-tu ?
— Ah, ce serait bien long à l’expliquer, répondit-il, de son accent écossais prononcé. Et ton amant, ton mari, t’attend. C’est ta nuit de noces, tu te rappelles ? Il s’inquiète parce que tu ne remontes pas.
Son visage se ramollit, soudain tordu par la douleur. Comment une illusion pouvait-elle avoir l’air si vivante ?
— Va, Rowan ! Retourne auprès de lui, dit-il tristement. Et si tu lui dis que je suis là, tu lui feras un mal infini. Je continuerai à me cacher et l’angoisse de l’attente le dévorera. Je ne viendrai plus que quand j’en aurai envie.
— D’accord, je ne lui dirai rien. Mais ne lui fais aucun mal. Ne t’avise pas de lui faire peur ou de l’inquiéter. Et tous tes petits tours, tu peux les oublier ! Sinon, j’en fais le serment, je ne te reparlerai plus jamais et je te chasserai.
Le beau visage prit une expression tragique et les yeux marron se remplirent de tristesse.
— Comme tu voudras, Rowan. Je ne désire rien de plus au monde que de contenter ma Rowan. Viens à moi quand il dormira. Cette nuit, demain, viens quand tu veux. Le temps n’existe pas pour moi. Je serai là quand tu prononceras mon nom. Mais viens seule et en secret. Sinon, je ne répondrai pas. Je t’aime, ma belle Rowan. Mais j’ai de la volonté.
La silhouette se mit à vaciller puis à briller et, enfin, devint transparente. Un souffle d’air chaud la frappa et elle se retrouva seule dans le noir.
Elle porta sa main à sa bouche. La nausée encore. Elle était toute tremblante, prête à crier, quand elle entendit les pas reconnaissables de Michael derrière elle. Elle se força à ouvrir les yeux.
Il avait juste enfilé un jeans.
— Qu’est-ce qui se passe, mon amour ? murmura-t-il. (Apercevant les morceaux de verre par terre, au pied du réfrigérateur, il alla les ramasser et les déposa dans l’évier.) Rowan ! Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, Michael, dit-elle en essayant de contrôler son tremblement et les yeux embués de larmes. J’ai mal au cœur, c’est tout. Ça m’est arrivé ce matin et cet après-midi. Hier aussi, à vrai dire. C’est l’odeur du tabac. Ça va aller, je t’assure.
— Tu ne sais pas ce que c’est ?
— Non, je suppose… Enfin, l’odeur du tabac ne me faisait pas cet effet avant mais…
— Docteur Mayfair, tu es sûre que tu ne sais pas ?
Elle sentit les mains de Michael sur ses épaules. Ses cheveux effleurèrent doucement les siens quand il se pencha pour lui embrasser le bout des seins. Elle fondit en larmes en se tenant la tête.
— Docteur Mayfair, même moi je sais ce que c’est.
— Mais de quoi parles-tu ? J’ai juste besoin de dormir. Je remonte.
— Tu attends un bébé, chérie. Regarde-toi dans la glace.
Tout doucement, il caressa ses seins. Elle les sentit plus durs que d’habitude, plus ronds. Tout de suite, elle comprit qu’il avait raison.
Elle redoubla de larmes et se laissa attirer contre lui. Son corps endolori par les terribles moments qu’elle avait vécus dans la cuisine l’empêchait de bouger. Elle se dit qu’il ne pourrait jamais la porter jusqu’en haut. Elle avait tort. Elle se laissa emmener, pleurant contre sa poitrine, les mains attachées autour de son cou.
Il la déposa tendrement sur le lit et l’embrassa. Comme dans un rêve, elle le vit souffler les bougies et revenir près d’elle.
— Je t’aime tant, Rowan. (Il pleurait aussi.) Je t’aime tant. Je n’ai jamais été aussi heureux. Ce sont comme des vagues de bonheur. Et, chaque fois que je crois avoir atteint le paroxysme, une nouvelle vague déferle. Quel merveilleux cadeau de mariage, tu te rends compte ? Je me demande ce que j’ai fait pour mériter tant de bonheur.
— Je t’aime aussi, mon amour. Je suis si heureuse.
Quand il se glissa sous les draps, elle se retourna et se blottit contre lui. En pleurant dans l’oreiller, elle attrapa son bras et le posa sur ses seins.
— Tout est parfait, murmura-t-il.
— Rien ne pourra gâcher ces instants. Rien.